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Littérature anglaise - Page 50

  • Un orme gris

    « De la pelouse légèrement en surplomb, la vue s’étendait sur les champs et la forêt. Celle-ci formait comme une grande larme de vert, et à l’extrémité de la partie effilée, il y avait un orme gris, atteint de la maladie des champignons parasites, dont l’écorce était d’un gris violacé. De si rares feuilles pour un si grand arbre. bellow,saul,herzog,roman,littérature anglaise,etats-unis,juif,américain,orme,nature,perception,cultureUn nid de loriot, évoquant un cœur gris, se balançait au milieu des branches. Le voile jeté par Dieu sur les choses fait de chacune d’elles une énigme. Si elles n’étaient pas toutes à ce point spécifiques, détaillées et riches, je pourrais peut-être m’en préoccuper moins. Mais je suis un prisonnier de la perception, un témoin obligé. Elles sont trop passionnantes. En attendant, j’habite cette maison de planches ternes là-bas. Herzog s’inquiétait pour l’orme. Devait-il l’abattre ? L’idée lui répugnait. Entre-temps, les cigales faisaient vibrer dans leur ventre les membranes calleuses des tambours logés dans une chambre sonore. Ces milliards d’yeux rouges dans les bois alentour qui observaient, qui regardaient du haut des arbres, tandis que les ondes de bruit déchiquetées noyaient l’après-midi estival. Herzog n’avait jamais rien entendu d’aussi beau que cette discordance massive, ininterrompue. »

    Saul Bellow, Herzog

    Source de l'illustration : http://tidcf.rncan.gc.ca/fr/arbres/identification/feuillus/11/Ulmus

     

  • Les lettres d'Herzog

    Un billet sur Marque-Pages m’a conduite à Saul Bellow (1915-2005), jamais lu malgré son prix Nobel de littérature en 1976, et d’abord à son magistral Herzog (1964, nouvelle traduction par Michel Lederer pour Quarto en 2012), un « labyrinthe de contradictions et de conflits intérieurs » (Philip Roth) 

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    Presque tout se passe dans la tête du héros, mais on ne s’ennuie pas une seconde, cela vit, cela grouille de vie même, et d’idées, folles souvent, ce dont il est parfaitement conscient : « Peut-être que j’ai perdu l’esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog. » (Première phrase)

    Seul dans sa vieille maison à la campagne, Herzog, en dehors des cours qu’il donne le soir, passe son temps à écrire des lettres, « continuellement, fanatiquement, aux journaux, aux personnages publics, aux amis et aux parents, puis aux morts, à ses morts obscurs et, enfin, aux morts célèbres. » Y compris à son ex-ami Valentin Gersbach et à son ex-femme Madeleine, devenus amants, qui font courir des rumeurs sur sa santé mentale.

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    L’été au jardin enchante Herzog, mais ne l’empêche pas de faire son examen de conscience. On le juge dépressif, masochiste, anachronique, sérieux mais immature ; lui-même se considère comme un mauvais mari, aussi bien avec Daisy, sa première épouse, qu’avec la seconde, et comme « un père aimant mais un mauvais père » pour Marco et June, ses enfants des deux lits.

    « Pour ses parents, il avait été un fils ingrat. Pour son pays, un citoyen indifférent. Pour ses frères et sa sœur, affectueux mais distant. Avec ses amis, égotiste. Avec l’amour, paresseux. Avec l’éclat, terne. Avec le pouvoir, passif. Avec son âme, évasif. » Cet autoportrait sévère le satisfait, à quoi il faut ajouter une constitution robuste et une assez bonne santé. 

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    Les femmes hantent Moses Herzog, Madeleine surtout, la manipulatrice, qui a la garde de June. Et maintenant la séduisante Ramona, propriétaire d’un magasin de fleurs, une divorcée dans la trentaine avec d’adorables manières « franco-russo-argentino-juives ». Elle suivait ses cours du soir – « les idées l’excitaient » – et c’est une excellente cuisinière en plus « d’une véritable artiste du plumard ». « Accroche ta douleur à une étoile. »

    Mais Herzog, 47 ans, répugne à s’engager à nouveau, après deux erreurs (Bellow, marié cinq fois, se qualifiait de « serial-mari ») – « il risquait de le payer de sa liberté ». Aussi repousse-t-il l’invitation de Ramona pour les vacances, il préfère se rendre chez une vieille amie à Vineyard Haven, après s’être acheté des vêtements légers (un conseil de Ramona) et un chapeau de paille. 

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    Déjà dans le taxi qui l’emmène à la gare, il se remet à écrire à une amie de Madeleine, à un ami zoologiste, au Président, au Dr Edvig, psychiatre, au gouverneur Stevenson, à Ramona, à Nehru, à Martin Luther King, à un commissaire de police, à lui-même… « Herzog, qui ne regardait presque plus par la fenêtre teintée, inamovible, scellée, sentit son esprit passionné, avide, se déployer, parler, comprendre, énoncer des jugements clairs, des explications définitives, et ce à l’aide des seuls mots indispensables. Il était emporté dans un tourbillon d’extase. »

    Formidable érudit, esprit critique et ironique, Herzog alterne le mécontentement et le désir « de réformes universelles ». Son esprit en marche mêle la pensée philosophique aux faits les plus concrets de son existence, c’est un homme d’une grande sensibilité, qui sort tout à coup de son soliloque pour remarquer des sycomores – « les arbres jouaient un rôle important dans sa vie » – ou se souvenir de son enfance, dans une famille de juifs russes émigrés aux Etats-Unis – « Qu’ai-je aimé autant que je les aimais eux tous ? » 

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    http://www.foliosociety.com/book/ZOG/herzog

    A peine arrivé, Herzog se rend compte qu’il ne peut « supporter la gentillesse en ce moment » et repart en laissant un mot à ses hôtes. Chez lui, une lettre inquiète de la baby-sitter de June le replonge dans l’angoisse (elle a vu Gersbach enfermer la petite dans sa voiture lors d’une dispute avec Madeleine).

    En plus de partager les tours et détours d’un esprit jamais en repos, Herzog est aussi un règlement de comptes – « Je ne comprendrai jamais ce que veulent les femmes. Oui, qu’est-ce qu’elles veulent ? Elles mangent de la salade verte et boivent du sang humain. » Des propos sexistes alimentés par la trahison de Madeleine qui l’obsède, ainsi que l’éloignement de ses enfants. 

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    I BOOK YOU

    « Mais que peuvent faire les humanistes et les penseurs sinon s’efforcer de trouver les termes appropriés ? Prends mon cas, par exemple. J’ai écrit pêle-mêle des lettres partout. Encore des mots. Je cherche à saisir la réalité par le langage. (…) Je mets tout mon cœur dans ces constructions. Mais ce ne sont que des constructions. »

  • Le châle gris

    lane,harriet,le beau monde,roman,littérature anglaise,suspense,journalisme,édition,culture« Mes parents m’attendent pour le déjeuner. Les routes sont calmes, je suis dans les temps. Aux abords de mon village natal, juste après mon ancienne école primaire, je m’arrête à un feu rouge. En attendant qu’il passe au vert, je me penche vers le siège passager et j’ouvre mon sac : le voilà, enfoncé dans un des coins du bagage : le châle gris qui appartenait à Alys, celui qui pendait à un clou, dans l’entrée. La couleur en est tellement jolie, et puis il est si doux : du cachemire, bien sûr. Je le porte à mon visage et me dis que je suis en train de saisir une mémoire fugace de son odeur, enfermée dans ces fibres : cette senteur fraîche et vivace qui me fait penser au matin.
    Quand le feu passe au vert, je l’enroule autour de mes épaules et je démarre. »

    Harriet Lane, Le beau monde

     

    * * *

    Accueillir le jour, sourire à la vie  : 
    bonne & heureuse année 2014 !

     

    Tania

     

  • Un monde attirant

    « Un premier roman psychologique féroce », dit la quatrième de couverture. Le beau monde d’Harriet Lane (2012, traduit de l’anglais par Amélie de Maupeou), c’est celui où va pénétrer son héroïne, Frances Thorpe, simple correctrice aux pages « Livres » du Questioner. « Alys, Always » le titre original, place une autre femme au centre du récit, celle autour de qui toute l’histoire tourne, d’une certaine manière. 

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    Un soir, Frances arrête sa voiture au bord de la route, elle a aperçu un halo étrange entre les arbres et découvre une grosse berline couchée dans la forêt. Sans le savoir, en attendant les secours, elle recueille les derniers mots de la conductrice, invisible dans l’obscurité : Alice a cru apercevoir un renard et a sans doute dérapé sur une plaque de verglas. Quand la police appelle Frances à son bureau le lendemain pour lui demander de passer pour sa déposition, elle apprend que la blessée est décédée sur place.

    Le travail ne manque pas au journal, où elle corrige les articles, les manuscrits, et fait un peu de tout (le genre de correctrice qui manque à l’éditeur du roman, où les fautes d’orthographe ne manquent pas). Une remarque du premier assistant de Mary, la rédactrice en chef, sur le dernier roman de Laurence Kyte (Booker Prize quelques années plus tôt) où figure une photo de lui prise par Alys Kyte – et Frances fait le lien : « Pour Alys, toujours », dit la dédicace éponyme. Contrairement à ce qu’elle avait d’abord répondu à la police, Frances est prête, maintenant, à rencontrer cette famille si celle-ci le souhaite.

    Dès son entrée dans la maison des Kyte, Frances enregistre tout : les abords soignés, les fleurs qui s’amoncellent dans l’entrée et dans les réceptions, la courbe de l’escalier qui mène à une cuisine américaine, « judicieuse combinaison d’ancien (…) et de contemporain ». Près d’une longue table en chêne, Laurence Kyte l’attend avec ses enfants, Edward, 25 ans, et la jeune Polly, en présence de Charlotte Black, « l’agent de Kyte ».

    Frances, la trentaine, n’habite qu’à deux kilomètres de là, dans un quartier du nord de Londres très différent de ces avenues cossues avec leurs grands espaces verts. Quand Polly l’interroge sur la voix quavait sa mère dans ses derniers instants, elle raconte ce que lui a dit cette femme qui ne semblait pas souffrir, très digne et courtoise. Devant l’émotion de la jeune fille, Frances cède à la tentation d’ajouter ce qu’elle n’a pas déclaré dans sa déposition mais qu’ils ont peut-être « besoin d’entendre », les derniers mots d’Alys : « Dites-leur que je les aime. »

    Un mois plus tard, à l’invitation de Polly, Frances assiste à une messe commémorative où le tout-Londres de l’édition se presse, écoute des hymnes, des lectures, et un beau portrait d’Alys, « quelqu’un qui avait l’œil pour la beauté et pour l’absurde », plutôt rêveuse, distraite, mais toujours présente pour l’essentiel. La fille d’Alys est heureuse de revoir Frances et l’invite à la suivre chez elle, lui raconte ce que Frances sait déjà par son profil Facebook : elle suit des études d’art dramatique. Dans sa chambre, Frances découvre une photo de la lumineuse Alys. Elle assure Polly d’être à sa disposition si elle a envie de parler et s’arrange pour que son père remarque sa présence, brièvement, avant de partir.

    Au bureau, Frances attire désormais l’attention de ses collègues, on l’a vue à la cérémonie, elle passe pour « une amie de la famille » Kyte. Elle en joue sans en faire trop. En se rapprochant de Polly, en la poussant aux confidences, Frances élabore un plan pour se rapprocher du « beau monde », de cette maison luxueuse où elle s’imagine à la place d’Alys, élégante et compréhensive. Que cherche-t-elle ? A faire carrière en se rapprochant d’un écrivain connu ? A s’introduire dans ce milieu si différent de sa propre famille à l’esprit étroit ? On ne sait au juste ce qui pousse Frances, mais on la voit tisser sa toile, point par point. 

    Mi-roman de moeurs, mi-suspense psychologique, Le beau monde m’a rappelé, en moins subtil, l’univers d’Anita Brookner, qui a souvent décrit cette attirance d’une jeune femme vers des gens qui ont réussi ou qui paraissent mener une vie plus conforme à ses rêves. En même temps, Harriet Lane décrit un milieu journalistique qu’elle connaît bien, elle a travaillé pour différents journaux anglais avant d’écrire ce premier roman. Un peu comme dans les images publicitaires aux décors trop parfaits, cette histoire contemporaine est imprégnée d’une grande fascination pour le bien-être matériel et les codes du paraître. Une comédie des apparences.

  • L'artiste

    « Isherwood l’artiste était un ascète austère, retranché du monde, exilé volontaire, reclus. Même ses meilleurs amis ne le comprenaient pas totalement. Il se tenait à l’écart et au-dessus du « Test »… parce que le Test était pour le vulgum pecus, ne s’appliquait qu’au monde de la vie quotidienne. Isherwood refusait le Test, non par faiblesse ni par lâcheté, mais parce qu’il était assujetti chaque jour, chaque heure à son « Test » à lui : celui qu’il s’imposait, le Test de son intégrité d’écrivain. Ce Test était autrement plus dur et angoissant que l’autre, parce qu’il fallait maintenir un secret absolu : en cas de réussite, pas d’applaudissements ; en cas d’échec, personne pour le consoler. »

    Christopher Isherwood, Le lion et son ombre 

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    Isherwood à Cambridge, 1923
    (Photo The New York Times)